Jean-Claude Meyer « Les Politiques Ne Peuvent Pas Laisser Fleurir Un Capitalisme Débridé »

Afin de réduire les inégalités, porteuses de violence sociale, le banquier préconise, dans une tribune au « Monde », un certain nombre de mesures, dont la création d’un revenu universel ou le partage des profits des entreprises. Le rapport des deux éminents économistes Jean Tirole et Olivier Blanchard [qui ont remis, le 23 juin, un texte à Emmanuel Macron sur « les grands défis économiques »] apporte un éclairage pertinent sur certains problèmes de la France : le climat, les retraites et l’éducation. Mais sa contribution aux principaux problèmes sociaux de notre pays est trop limitée.

Demander un tel rapport à des économistes était une fausse bonne idée. Le problème actuel de notre société – les « gilets jaunes » en ont témoigné – est politique. Et la situation est trop grave pour la laisser entre les mains des économistes. C’est une certaine révision du capitalisme néolibéral qu’il convient de proposer – vers un capitalisme plus acceptable, inclusif. Même si le capitalisme ne peut pas être une œuvre caritative, il ne doit pas nuire à la cohésion sociale, sous peine d’exploser un jour.

Une minorité s’est beaucoup enrichie

Une réflexion sur le partage entre les profits des entreprises et le niveau des salaires, entre le capital et le travail, est nécessaire ; elle est malheureusement inexistante dans ce rapport, comme dans le débat public, ainsi qu’au Parti socialiste, dont c’est pourtant la mission, mais qui brille actuellement par son indigence intellectuelle…

Chacun convient que le sentiment d’inégalité en France est perçu de façon paradoxale alors que les inégalités y sont parmi les plus faibles en Europe. C’est un problème de ressenti, comme dit la météo.

Pourquoi ? D’abord parce que les rémunérations des grands patrons et des grands banquiers sont devenues excessives, alors que, jusqu’aux années 1970, elles étaient moins connues et avec des écarts beaucoup plus faibles entre le secteur public et le secteur privé. Surtout, depuis dix ans, les salaires sont restés stables tandis que le CAC 40 a doublé : de 2010 à 2018, le salaire mensuel brut des employés est passé de 1 507 à 1 622 euros, celui des ouvriers de 1 583 à 1 610 euros selon l’Insee.

Le comble, c’est que cette augmentation a été irriguée par le quantitative easing, c’est-à-dire les milliers de milliards de dollars de liquidités apportées aux Etats-Unis et en Europe par la Réserve fédérale et les banques centrales, entraînant des taux d’intérêt faibles voire négatifs, et une augmentation – une bulle ? – des actifs non monétaires au-delà de leur valeur intrinsèque : immobilier, œuvres d’art, actions, au détriment des obligations.

La majorité souffrait pendant cette pandémie alors qu’une minorité s’est beaucoup enrichie. Un scénario pour Brecht ! Cet enrichissement sans cause est obscène. Ceux qui n’avaient ni actions ni bien immobilier se retrouvent au bout de cette période avec rien ; ils souffrent et grossissent les 10 millions de pauvres en France par des millions de sacrifiés (infirmières, professeurs, ouvriers, agriculteurs, caissières…).

Revenu universel

On comprend que cette armée de « gilets jaunes », de la « première ligne », de la classe moyenne, de laissés-pour-compte, qui votait jadis pour le Parti communiste, s’abstienne aujourd’hui, vote Mélenchon ou le Rassemblement national. Les politiques ne peuvent pas laisser fleurir ce capitalisme débridé qui alimente la colère des plus mal lotis. La pression fiscale est déjà très élevée en France mais plusieurs remèdes devraient être proposés, « quoi qu’il en coûte ».

Lire aussi  Article réservé à nos abonnés « Nous devons construire un nouveau pilier de la protection sociale sous la forme d’un revenu de base universel »

Un revenu universel ! Notamment pour les jeunes ; c’est la « monnaie hélicoptère » [distribuer directement et sans contrepartie la monnaie de banque centrale aux citoyens] théorisée par l’économiste britannique John Stuart Mill [1806-1873] et pratiquée par le président américain Joe Biden.

Revoir l’intéressement des salariés et leur donner des actions gratuites de 2 % à 15 % du capital des entreprises, en fonction de leur capitalisation. Le général de Gaulle, avec sa loi sur l’intéressement des salariés, avait eu l’idée géniale de tenter de réconcilier le capital et le travail. Il faut aller encore plus loin et de façon urgente.

Créer un impôt sur la fortune exceptionnel sur les actions – seulement applicable en cette année de fin de pandémie à partir d’un certain seuil : 20 millions d’euros par exemple ? Par souci de solidarité.

Lire aussi  Article réservé à nos abonnés Thomas Piketty : « La solution la plus simple pour diffuser la richesse est l’héritage pour tous »

Créer un super-impôt sur les plus-values en cas de revente d’actions dans les cinq ans. La taxation actuelle de 30 % pourrait être augmentée, sans créer trop de vagues, à 40 % au moins.

Les patrons de sociétés dont les profits ont baissé en 2020 (de moitié pour trente-sept entreprises du CAC 40) devraient réduire leur rémunération en proportion.

Augmenter les plus bas salaires dans les secteurs les moins sensibles à la concurrence étrangère (distribution, hôtellerie, restauration) et dans le secteur public (professeurs, médecins, infirmières), au-delà du Ségur de la santé et de l’enveloppe de 400 millions d’euros pour les enseignants.

Ces quelques remèdes, parmi d’autres, devraient adoucir les souffrances du « ressenti » actuel en France, ce pays fragile qui fut si souvent, dans le passé, révolutionnaire ou révolté et qui est animé, de façon contradictoire, par le souvenir de l’Ancien Régime et de la Révolution. Même si la France est en train de se « droitiser » en ce moment – un leurre ? – ces « Gaulois » jaloux les uns des autres et violents, si nombreux à être malheureux et révoltés comme l’attestent en partie les records d’abstention aux dernières élections régionales (une « expression de la colère populaire », selon le géographe Christophe Guilluy), devraient nous inquiéter. Parce que le ressenti mène au ressentiment.

Jean-Claude Meyer(Banquier d’affaires)